Penser les nouvelles métamorphoses du visage humain
Bruno Teboul —
- Technologie
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Comment penser le visage à l'ère de la convergence de la chirurgie, des neurosciences, de la data science ? Le visage est une catégorie philosophique fondamentale qui s’expose à être revisitée à la lumière des avancées des sciences médicales et des neurosciences computationnelles.
Les technologies d’aujourd’hui (chirurgie réparatrice et esthétique, mais aussi intelligence artificielle, apprentissage profond, vision par ordinateur…), permettent de reconstruire non seulement le visage humain, mais également l’idée qu’on a de lui. Les avancées technologiques contemporaines conduisent à repenser un certain nombre de concepts à commencer par celui du « beau », qui était une notion universelle jusqu’à Kant.
Dans la philosophie d’Emmanuel Lévinas (1906-1995), le visage est la base de l’éthique qui est pour lui la « philosophie première », plus importante à ses yeux que la métaphysique ou science de l’être. Le « visage de l’autre homme » est au cœur de cette pensée. Etre en présence de l'autre, de son visage, c'est avoir l'idée de l'infini. Le visage manifeste l’humanité de chacun d’entre nous. Il est le lieu de notre vulnérabilité et de notre relation à autrui, à travers le regard et la parole. Le visage est l’image de l’être singulier, totalement irremplaçable. Tout visage est unique, il est la première partie du corps que chacun révèle et expose.
Une autre tradition philosophique, celle de Leibniz (1646-1716), envisage les choses différemment. Chez Leibniz, le visage peut être réduit à des équations mathématiques. Le visage présente un ensemble de points singuliers et uniques : « il n’y a point de visage dont le contour ne fasse partie d’une ligne géométrique et ne puisse être tracé tout d’un trait par un certain mouvement réglé » (Discours de métaphysique, 1686). Tout visage s’inscrit dans une géométrie, circonscrit dans sa forme particulière…
Les intuitions de Leibniz trouvent un écho particulier avec les progrès contemporains de l’intelligence artificielle et des sciences cognitives. Aujourd’hui, on observe une « géométrisation » du visage grâce aux neurosciences computationnelles et au techniques de « codage facial » (facial coding) développées par les acteurs de l’économie numérique. La reconnaissance automatique des expressions faciales fait des progrès quotidiennement. Les machines savent désormais détecter, analyser et surtout reconstituer l’ensemble des expressions faciales et des émotions humaines telles qu’elles se lisent sur le visage. Le débat est ouvert : ces développements (utilisés notamment dans le marketing) permettent-ils de décrypter fidèlement l’alphabet des expressions du visage ou n’en donnent-ils qu’un artefact ?
Bruno Teboul
Bruno Teboul, docteur de l’Université Paris-Dauphine, est spécialiste de philosophie et de sciences cognitives. Chercheur associé à l’Université de Technologie de Compiègne (Costech). Il a été le cofondateur de la Chaire Data Scientist de l’École polytechnique.