Pourquoi la société ne se laisse pas mettre en équations
V.Beaudouin, P-A. Chardel, V.Charolles, P.Jensen —
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Si la nature se laisse mettre en équations, est-ce qu’il en est de même de la société ? Certes, la lisibilité des chiffres et des statistiques, dans le domaine économique et social, permet d'assurer une transparence et une lisibilité de l’action collective. Mais il semble bien que la société soit comme un « tigre sauvage » qui ne se laisse pas dompter aisément. Exemple : dès lors qu’on cherche à prédire un taux croissance économique, on se trompe généralement. Les indicateurs de stabilité empirique qui se trouvent abondamment dans la nature physique sont impossibles à déceler en matière humaine. L’ « homo economicus » supposé rationnel n’existe pas dans le monde réel, et on prête généralement beaucoup trop d’objectivité aux chiffres. Les indicateurs de référence (PIB, chômage, classement des universités, normes comptables…) sont issus de conventions et de référentiels plus ou moins adaptés au réel et le plus souvent biaisés.
De la même façon, l’intelligence artificielle n'a pas les moyens de « modéliser l’humain », et on aurait tort d’avoir une « vision algorithmique » de la vie sociale. Dans toutes les interfaces de communication homme/machine (cf Siri et autres assistants vocaux), la personne humaine a toujours la liberté d’exprimer des positions farfelues, inattendues et imprévisibles. Dans notre environnement numérique où l’identification des uns et des autres est permanente (nos relations, notre géolocalisation, notre historique de recherche…), il est vital de cultiver le décentrement et le non-quantifiable : il s’agit de désenclaver notre mémoire et nos modes de perception, d’assumer toutes sortes de lignes de fuite et de changements de cap... C’est sans doute la seule condition pour continuer à penser l’humain comme sujet créatif. Chaque homme a la capacité d’être un « nouveau commencement » (Hannah Arendt).
V.Beaudouin, P-A. Chardel, V.Charolles, P.Jensen
Valérie Beaudouin, sociologue et linguiste, Télécom ParisTech
Pierre-Antoine Chardel, philosophe et sociologue, Institut Mines-Télécom Business School
Valérie Charolles, philosophe, EHESS
Pablo Jensen, physicien, ENS Lyon